Mots par Simon Ruel et Sara Buzzell
HOLD ON: Let me put on my leg
« Un moment, juste le temps de mettre ma jambe ». C’est ce qu’on lit sur le tapis devant la porte, chez Jacky Hunt-Broersma. Elle l’a fait faire sur mesure, pour le plaisir de voir les gens comprendre quand elle ouvre la porte avec sa prothèse. Jacky est coureuse d'ultra-distance, détentrice de records mondiaux, consultante en marketing, mère, épouse, et amputée d’une jambe - et c’est son genre d’humour d’avoir un tapis d’entrée qui rigole gentiment de sa condition. En février, je suis allée la rencontrer à Phoenix en Arizona où elle habite avec sa famille, pour parler de course, de la vie, et des choses qui nous font avancer.
Des centaines de marathons
« Je ne m’habitue jamais au paysage, même si je viens tellement souvent ». Jacky nous accueille au milieu des monts rocheux et des cactus sous le soleil de 9 heures, dans le parc régional de San Tan Mountain. La chaleur sèche est déjà cuisante. Le désert change d’aspect suivant la température, il passe du vert quand c’est humide aux orangés arides lorsque c’est sec. On est sur son territoire, elle habite à 20 minutes. C’est entre autres ici qu’elle a couru de nombreux kilomètres des 104 marathons qu’elle a faits en 104 jours consécutifs en 2022, un record mondial qui lui appartient toujours. Elle avait alors amassé des fonds pour Amputee Blade Runners, qui fournit des prothèses de course qui ne sont pas couvertes par les assurances américaines - une cause qui lui est chère, naturellement. Au même titre que la recherche sur le cancer, pour laquelle elle a couru 250 demi-marathons en 250 jours, une autre prouesse, qui vit un peu dans l’ombre de son record du monde.
Jacky est phoenixoise d’adoption : née en Afrique du sud, elle a habité aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Caroline du Nord avant de s’établir en Arizona, attirée par le climat qui ressemble davantage à celui de sa terre natale. Elle a deux ados, et elle est mariée depuis 27 ans à celui qui est aujourd’hui aussi son coach, et son technicien : c’est Edwin qui ajuste minutieusement sa prothèse de course et qui change la semelle en dessous, à tous les 800 kilomètres.
L’adversité et le sport
En 2001, alors qu’elle avait 26 ans, Jacky a appris qu’elle était atteinte du sarcome d’Ewing, une rare forme de cancer des os. Une semaine plus tard, sa vie était sauvée par l’amputation d’une partie de sa jambe gauche, juste sous le genou. « C’était la seule option, il n’y avait pas de temps pour réfléchir. Je suis passée en mode survie » raconte candidement Jacky. Sa façon de relater ça, de rester positive - de rire, même - laisse transparaître une détermination joviale qui vient me chercher. 26 ans, c’est mon âge à moi.
La course allait faire son entrée dans sa vie seulement une quinzaine d’années plus tard. De son propre aveu, Jacky n’avait jamais été tellement sportive ni attirée par le plein air : « J’étais le genre d’enfant qui se cache dans les toilettes pour échapper à l’éducation physique. » Mais à un certain moment, en voyant son mari courir, se sentant aux prises avec les limites qui semblent s’imposer naturellement aux personnes amputées, sa personnalité combative a pris le dessus : « Je n’ai jamais accepté qu’on me mette dans une case. Je ne pense pas que j’aurais commencé à courir si je n'avais pas perdu ma jambe. C'était un acte de rébellion. Je voulais faire quelque chose que je ne pensais pas pouvoir faire. »
Dans un premier temps, il lui fallait se procurer une prothèse sur mesure. Ensuite, il a fallu s’adapter, s’habituer à courir avec et à l’ajuster convenablement, pour que les hanches soient bien égales et que le rebond corresponde à la foulée. Aujourd’hui, la prothèse de Jacky est encore plus sophistiquée, mieux adaptée à la course sur sentier qu’elle préfère, et à ses défis uniques. « Il n’y a que mon pied droit qui me donne une vraie rétroaction tactile sur les surfaces », explique Jacky, qui ajoute que les chaussures Altra qu’elle utilise aident à cet égard, avec leur inclinaison nulle et leur largeur généreuse au niveau des orteils. Et pour ceux qui se demandent : oui, elle utilise les chaussures gauches, sur sa prothèse de tous les jours.
Nouveaux projets, même intensité
Cette semaine, Jacky est en mode récupération. Elle a couru un 80 kilomètres il y a quelques jours - c’était la première fois qu’elle couvrait cette distance à l’entraînement. Elle se prépare en vue de sa participation à The Speed Project, 540 kilomètres de course entre Los Angeles et Las Vegas. The Speed Project a été pensée comme une course à relais, mais aujourd’hui on s’y attaque de plus en plus en solo. C’est ce que Jacky va faire, et elle sera la première personne amputée à participer à l’épreuve. Si, comme moi, vous trouvez ça intimidant, et que vous êtes déjà un peu soufflés par sa détermination, dites-vous que pour elle, ce n’est qu’une étape en vue de son objectif suivant : sept marathons en sept jours sur sept continents, pour recueillir des fonds pour les victimes de la traite des personnes, dans le cadre du World Marathon Challenge. Ça se passe au mois de novembre.
Pourquoi autant de projets aussi extrêmes? Parce qu’elle aime ça. Parce qu’après l’épreuve qu’elle a vécue, elle a réalisé que la vie était fragile, et qu’il fallait en profiter. Pour marquer l’imaginaire, et montrer que ce n’est pas parce qu’on est amputée qu’on ne peut pas faire de sport. Montrer qu’elle est plus qu’une personne amputée. Pour attirer l’attention sur le fait que les running blades ne sont pas accessibles, alors qu'elles peuvent transformer complètement la vie de quelqu’un qui en a besoin.
Caractère d’athlète(s)
Chez Jacky, passé le tapis d’entrée personnalisé, on est accueillis par les deux chiens de la famille, qui adorent la visite. Sa fille est en train d'enregistrer une vidéo pour son cours de violon. Elle fait aussi de l’équitation. Son fils, lui, fait du vélo de montagne deux soirs par semaine. Jacky travaille de la maison comme pigiste, ce qui lui laisse la marge de manœuvre pour s’entraîner, et pour s’impliquer beaucoup dans la vie de ses enfants.
Eux aussi sont très investis dans ses projets : quand elle a couru ses 104 marathons, ils revenaient de l’école tous les après-midi en prenant des nouvelles de sa performance du jour. Et lorsqu’elle manquait de motivation, ils étaient les premiers à lui rappeler ses raisons de persévérer. Néanmoins, entre sport, travail et vie de famille, Jacky en gère pas mal, et sur plusieurs fronts.
On est dans le garage, elle me montre sa collection d’Altra, des étagères de chaussures bien usées. Elle les utilisait déjà avant d’être une athlète de la marque. J’essaie d’en savoir plus sur sa préparation pour The Speed Project. Nutrition, plan de match, équipement - on penserait que ce sont tous des aspects de premier intérêt pour une athlète comme Jacky, mais comment dire? Pas plus que ça. Son approche, si sérieuse soit-elle, est assez désinvolte, dans le sens le plus positif du terme : « En fin de compte, le mieux qu’on puisse faire, c'est donner son maximum. Sortir, faire autant de kilomètres que possible - pour le reste, on verra le jour de l’événement. Pour moi, la course a toujours été plus mentale que physique. J'ai appris à cultiver ma gratitude, et je reste consciente que j'ai de la chance de pouvoir pratiquer ce sport. Et ça m'aide vraiment beaucoup. »
Ce n’est pas la première fois que je me fais cette réflexion : beaucoup d’athlètes d’endurance, il me semble, partagent cette disposition d’esprit qui laisse beaucoup de place à l’imprévu - qui reste souple plutôt que de chercher à tout anticiper. Je pense à Lael Wilcox, la cycliste qui détient le record chez les femmes pour le tour du monde à vélo, ou à la championne d’ultra-trail Marianne Hogan que nous avons accompagnée au Cap l’année dernière. Des athlètes dont la bonne humeur et l’adaptabilité sans limites semblent être à la source de leurs performances ahurissantes, au même titre que leur préparation physique méticuleuse.
Ce n’est pas une course
C’est ce que je retiens de cette rencontre. La vie est fragile et imprévisible, et il faut l’aimer comme ça - l’accueillir comme elle vient, activement, avec engagement et détermination. Il faut faire tout ce qu’on peut pour vivre dans le moment présent, parce que ce n'est pas une course. Sauf quand c’en est une. Dans ce cas, je nous souhaite tous de l’approcher avec autant de passion et de légèreté que Jacky Hunt-Broersma.
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