Rédaction par Stéphanie Major, rédactrice chez Altitude Sports.
Dragon, phénix, et caribou: ce que ça prend pour courir un 120 km
Au milieu des Andes, en Patagonie, se trouve un sentier de trekking vieux de plusieurs millénaires. C’est là que j’ai suivi l’athlète d’ultratrail Anne Bouchard pour cette première édition du El Paso Austral.
Fébrile, Anne fixe le sentier qui disparaît dans la nuit argentine. Il est 9h du soir, et le départ est dans quelques minutes. Vêtue de son t-shirt mauve The North Face, la coureuse d’ultra-trail prend position, devant tout le monde comme à l’habitude. Encore quelques instants et je la vois partir, filant à vive allure, les lueurs de sa lampe frontale qui se volatilisent au détour du chemin.
Il ne me reste plus qu’à l’attendre.
C’est la toute première édition du El Paso Austral, un ultra-trail de 120 km à cheval entre le Chili et l’Argentine, qui traverse les Andes dans un décor tantôt de plateaux désertiques, tantôt de forêts ou de rivières cristallines. Le parcours suit l’une des routes empruntées les plus anciennes d’Amérique du Sud: le fameux paso de los Vuriloches, témoin de cultures et de civilisations qui remontent à plus de 14 000 ans. C’est cette route chargée d’histoire, ultratechnique et extrêmement physique, qui attend la coureuse Anne Bouchard.
Si je ne sais pas trop à quoi m’attendre, Anne en a vu d’autres. L’Ultra-Trail du Mont-Blanc, le Canadian Death Race - qui, je me doute, porte bien son nom - ou encore le Arctic Triple Lofoten Ultra Trail… elle cumule les records et les participations dans les courses qui dépassent la centaine de kilomètres. «L’ultra-trail, c’est une passion, raconte-t-elle. Je me sers des endorphines de la course pour me donner la force d’affronter mes défis quotidiens. Je pense qu’environ 95% des gens me diraient que je ne mène pas une vie équilibrée, que j’en fais trop. Et pourtant… La course, c’est ce qui maintient l’harmonie entre toutes les sphères de ma vie.»
Originaire de la Gaspésie, Anne est maman de deux jeunes ados, coureuse prolifique d’ultramarathon et directrice fiscalité pour une firme internationale qui se spécialise dans l’investissement dans des projets d’énergie renouvelable. Moi, ça me semble effectivement très demandant, mais Anne réussit à jongler entre les multiples facettes de sa vie. Je suis arrivé au Chili tôt ce matin avec mon équipe afin de documenter son parcours et de comprendre, justement, ce qui se cache derrière le personnage. En trame de fond: Santiago, la Cordillère des Andes et sa participation au El Paso Austral, dans quelques jours à peine.
Anne est joviale, débordante d’énergie, et elle gère avec brio le stress de la course qui approche. «La préparation est difficile, me confie-t-elle, alors qu’on quitte l’hôtel pour une petite course dans les collines autour de la capitale chilienne. J’arrive du Québec où j’étais habituée à courir dans la neige, et me voilà dans un décor complètement différent. Ce n’est pas idéal!» On court un petit 4,3 km pour activer ses jambes avant sa journée de travail au bureau. Car Anne est aussi une femme de carrière, et contrairement à la grande majorité des coureurs, elle n’est pas ici uniquement pour le El Paso Austral. Entre deux joggings, elle profite de cette visite au Chili pour gérer l’achat de parcelles de terrain pour l’entreprise Innergex, dans ses bureaux de Santiago.
Il approche pourtant, le départ de ce mythique trail. Toujours à Santiago, il nous faudra bientôt prendre un vol pour San Carlos de Bariloche, côté argentin, pour le départ du 120 km. Anne place deux paires de chaussures dans son sac - des Summit Series VECTIV™ Pro de The North Face - et plusieurs couches de vêtements de course. Un curieux objet sort du lot dans cet ensemble ultratechnique. Anne m’explique fièrement: «C’est un bout de manche à balai! Je l’ai coupé moi-même, il n’y a pas plus efficace que ça pour me masser les jambes.» Quand on dit que c’est cher, l’équipement d’ultra-trail…
Au bord d’un lac d’origine glaciaire, Bariloche, la «Suisse argentine», donne effectivement l’impression de se retrouver aux pieds des Alpes. Églises de pierre, grandes places à l’européenne, chocolateries… On se croirait dans les rues de Zermatt. C’est près d’ici que se donnera demain le départ du El Paso Austral. Nerveuse, Anne trouve qu’il n’y a pas beaucoup d’informations pour les coureurs. C’est la première édition, après tout, et il faut composer avec la barrière de la langue. Tout est en espagnol, et c’est un athlète chilien qui se charge de la traduction. On se comprend, mais à peine.
Pour le moment, pas de détails sur les points de ravitaillement ni de visibilité sur les conditions du parcours. La très organisée Anne rouspète un peu mais n’aura d’autres choix que de s’y engager à l’aveuglette… littéralement, puisque le départ est à 21h, sous les étoiles et les lampes frontales. Armée de gels, barres énergétiques, patates en poudre, Kit Kats et Red Bulls dégazés, elle est aussi prête que possible. Le départ est lancé. Anne fonce. Et moi, j’attends.
«Extrêmement difficile.»
C’est comme ça que les coureurs décrivent le El Paso Austral, ceux qui émergent les premiers à Ralún, au Chili, à la ligne d’arrivée du 120 km. Je vois Anne au loin, je me lève aussitôt et je vais faire le dernier droit avec elle. Elle est la première parmi toutes les femmes. Sous la pluie de cette fin de course, elle m’avoue que les derniers 50 km ont été particulièrement pénibles.
«Plus j’y pense, plus je me dis que le fait de ne pas avoir beaucoup d’informations sur le parcours était une bonne chose. Si j’avais su tout ce qui m’attendait, je ne m’y serais peut-être pas risquée! plaisante-t-elle.» Les premiers plateaux rocheux, en grimpant dans les Andes, demandaient une concentration absolue, surtout qu’elle n’y voyait presque rien. C’est là où la force de caractère entre en jeu. «Je me répétais mes mantras à voix haute: dragon, phénix, caribou, en boucle, indique-t-elle. Ils représentent, respectivement, la force, la renaissance, et le caractère. Ce sont eux qui font toute la différence pendant mes moments plus fragiles.»
C’est dans une forêt pluviale qu’Anne et les autres ultrarunners ont poursuivi le parcours, en traversant des rivières glaciaires et en sautant par-dessus d’énormes arbres qui ont eu la bonne idée de pousser à l’horizontale, pour rendre ça compliqué. «L’air était lourd, saturé d’humidité, il y avait un parfum épicé de menthol tout autour. Et il y avait de la boue partout! Ça a vraiment anéanti mon énergie», relate-t-elle.
Le silence, la nature sauvage, la vie professionnelle, la famille restée au Québec… Une multitude de mondes qui se bousculent. Et la course, bien sûr, l’ultra-trail du El Paso Austral, le fil conducteur au milieu de tous ces univers.
«Avec quelques coureurs, on a vu une étoile filante au sommet des Andes. J’ai puisé dans les traditions de mon enfance, et j’ai fait un vœu.»
Celui de compléter ce mythique trail?
Je ne lui ai pas demandé, mais j’en doute. Pas besoin de superstition dans le cas d’Anne Bouchard.