Doit-on laisser la nature tranquille?

Émile est d'abord et avant tout passionné par le territoire, les grands espaces naturels et les communautés qui les peuplent. Souhaitant mettre sa sensibilité au profit d'univers uniques et inédits, il travaille activement comme directeur photo et cinéaste indépendant sur une multitude de projets alliant humain et nature. 

Doit-on laisser la nature tranquille?

Première développeuse analytique pour Altitude Sports, Sophie allie plaisir et travail comme peu de gens savent le faire. Elle plonge tête première dans tout ce qu'elle fait, qu'il s'agisse de course en sentier, de poterie ou de programmation. Elle n'est pas du genre à refuser une aventure, et son énergie débordante ne s'arrête que pour une chose : un délicieux repas.

Doit-on laisser la nature tranquille?

Mots par Sophie Courtemanche-Martel et Stéphanie Major

Doit-on laisser la nature tranquille?

La résilience de la forêt vue par la communauté du plein air.

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« Le feu est un phénomène naturel. Réparateur. Nous l’avons toujours connu et nous avons appris à vivre avec. Quand j’étais jeune, on avait des feux environ tous les dix ans—les plus gros peut-être un peu plus que ça. Mais aujourd’hui, les feux énormes qu’on avait tous les cent ans se produisent chaque année ou presque. » 

Dale Tomma parle d’une voix qui trahit l’angoisse d’avoir vu sa terre d’origine décimée par les flammes. Il est notre guide pour la journée, et membre de la nation Skwlāx, présente dans la région depuis des millénaires. Derrière son regard se dessine tout le désespoir d’un peuple qui doit composer depuis des années avec des feux de plus en plus destructeurs. 

Je suis en Colombie-Britannique, à Revelstoke, destination populaire pour les amateurs de plein air. Cette année, pourtant, Revelstoke n’a rien d’un paradis naturel, alors qu’elle connaît depuis quelques mois sa pire saison de feux de forêts jamais enregistrée. Ce n’est pas une anomalie; c’est au contraire une nouvelle réalité à laquelle doivent faire face les habitants du coin. La question de savoir si ça arrivera de nouveau ne se pose même plus. 

La question, pour moi, est aussi de savoir ce que ça implique pour la communauté du plein air, pour ceux et celles qui aident à combattre les feux, pour les Premières Nations, et pour les touristes qui viennent chaque année pour randonner, grimper, skier, se ressourcer. Faut-il, au nom de la protection de la nature, y renoncer? Faut-il absolument laisser la forêt se régénérer toute seule, loin de toute activité humaine?

« Un décor apocalyptique » 

Nous sommes en octobre 2023. Les feux de forêts qui brûlent depuis juin ont dévasté l’Ouest canadien, faisant de la saison la pire en matière d’hectares détruits en Colombie-Britannique. Il m’est difficile, de prime abord, de comprendre l’étendue des dommages. Pour Nat Segal, athlète avec Helly Hansen, guide de montagne et réalisatrice, ça fait pourtant partie de son quotidien. Elle m’explique: « Les feux ont des conséquences directes sur les villes comme Revelstoke. Cette année, la fumée était tellement dense qu’il y avait des moments où je ne voyais même pas de l’autre côté de la rue. C’était digne de l’apocalypse. » 

Pour mieux comprendre ce que les feux de forêts représentent pour ceux qui vivent sous leur menace constante, Nat m’emmène vers l’ouest, vers Salmon Arm, Chase et Skwlāx, de petites communautés situées sur le territoire traditionnel de la Nation Secwepemc, le long de l'autoroute transcanadienne. Elle me parle du feu qui a ravagé la région il y a quelques mois et qui s’est tellement intensifié qu’il a fini par traverser l’autoroute. 

« Ça affecte directement mon travail, et je dois constamment éviter les zones où il y a des feux actifs. L’écosystème change. L’été, quand je guide des randonneurs, on me demande souvent pourquoi il n’y a aucunes fleurs sauvages. Les fluctuations climatiques sont de plus en plus intenses, les températures chaudes arrivent beaucoup plus tôt, et les fleurs qui fleurissent normalement l’été sont mortes depuis longtemps. »

Pour certains, la blessure est plus profonde encore. Dale, ami de longue date de Nat, nous guide à travers les dommages. Membre de la bande de Skwlāx te Secwepemcúl̓ecw, il se remémore avec difficulté les événements de l’été. « Les gens ont eu 45 minutes pour prendre leurs affaires et quitter leur maison, se souvient-il. Certains ne sont toujours pas revenus. » 

Autour de nous, de grands arbres dénudés projettent leur ombre sur le sol. La cendre craque sous nos pas. Tout est brûlé. Il n’y a pas le moindre son; les animaux, les oiseaux, tous ces ours et cerfs qui font partie intégrante du monde de Dale, sont partis eux aussi. Je soulève la question des efforts de reboisement des industries dans la région de Revelstoke, et notre guide m’explique que planter des arbres peut alimenter le problème—surtout sans les bonnes connaissances. 

« L’industrie forestière a beau planter des arbres, ce sont des essences qui brûlent rapidement et qui ne sont pas habituées aux incendies comme le sont les arbres de la région. En fait, plusieurs espèces indigènes ont même besoin du feu pour se reproduire, puisque les températures élevées ouvrent leurs cônes et libèrent les graines. Ces arbres savent comment résister au feu, ils portent les cicatrices des feux précédents et ont appris à les gérer. Mais l’industrie plante toujours les mêmes espèces, ce qui ne permet pas de diversité naturelle. » 

Dans un contexte normal, les arbres se remettent eux-mêmes des incendies, mais la résilience de la forêt est malmenée par l’augmentation dans la fréquence des feux. Militer avec les Premières Nations pour une exploitation forestière durable, qui permettra à la forêt de se régénérer, est essentiel. Dale et sa communauté possèdent un riche savoir ancestral et savent quels types d’arbres planter — comme le peuplier faux-tremble ou le pin tordu, qui se régénèrent rapidement — et quels types éviter, comme l’épinette noire, qui contient plus de résine et s’enflamme rapidement. Les communautés autochtones ont chacune leurs façons de lutter contre le feu, ancrées dans leur connexion avec le territoire. « Les approches scientifiques occidentales essaient de trouver des vérités universelles et de créer des systèmes qui fonctionnent dans toutes les situations, explique Nat Knowles, climatologue, écologiste et athlète basée à Collingwood, en Ontario. L’une des choses les plus importantes que nous puissions apprendre des connaissances traditionnelles est que chaque contexte est unique et doit s’adapter aux changements dans les écosystèmes et systèmes météo, qui influencent la façon de combattre les feux. » 

Des records battus… et un éveil collectif 

Cette année, les événements de l’Ouest canadien ont fait écho à la catastrophe que j’ai connue chez moi, au Québec. En 2023, la province a été tristement célèbre pour les feux de forêts qui ont ravagé les régions du nord. Les images de New York, couverte d’un épais nuage de fumée provenant de chez nous et obscurcie par un inquiétant halo orangé, ont fait le tour du monde. Pendant un moment, en juin, Montréal a même été la ville ayant la pire qualité de l’air, détrônant les habituels tenants du titre en Asie ou au Moyen-Orient. 

« L’année 2023 a été celle de tous les records, insiste Nat Knowles. Au Canada, ce sont plus de 16 millions d’hectares qui sont partis en fumée (la moyenne annuelle tourne autour de 2,5 millions d’hectares). Et ça ne fait qu’augmenter: dans l’est du pays, on risque de voir une augmentation de 200 à 300 % dans la fréquence des feux! » 

Les incendies et la qualité désastreuse de l’air ont toutefois réussi à éveiller la conscience collective. Difficile d’ignorer un phénomène aussi intense lorsque tout le monde en parle. C’est justement ce partage des connaissances, entre professionnels du plein air, scientifiques, Premières Nations et passionnés de nature, qui sera notre meilleure arme pour lutter contre les feux de forêts et les changements climatiques. Interdire l’accès à la nature et la laisser tranquille n’est pas la solution—au contraire. Le meilleur exemple? La plupart des feux sont déclenchés par la foudre et les températures de plus en plus chaudes et sèches. Les incendies d’origine humaine diminuent, ce qui montre l’efficacité des campagnes de sensibilisation. Et puis, profiter du plein air de façon responsable est la simplicité même. 

« S’informer sur la région que nous allons visiter est essentiel, et il y a plein de ressources sur le web, souligne Nat Segal. Des applications comme AllTrails ou Gaia GPS peuvent être très utiles. J’aime aussi utiliser l’application Native Land, qui indique quel territoire ancestral nous allons visiter. Ensuite, il faut absolument connaître les conditions météo avant de partir, surtout pendant la saison des feux, qui peuvent forcer le déplacement des animaux ou la fermeture de certaines zones. Si un sentier est fermé afin d’encourager la régénérescence de la forêt touchée par des phénomènes naturels, respectez les limites et ne vous y aventurez pas. Finalement: soyez préparé à toute éventualité! Même si vous ne partez qu’en rando d’une journée, emportez suffisamment de nourriture, d’eau ainsi qu’une trousse de secours. Et ramenez absolument tout ce que vous emportez. » 

En 2024, la saison des feux de forêts s’annonce difficile. Il y a quand même un espoir que nous ayons appris des erreurs du passé, et que nous puissions ensemble concentrer nos efforts dans la conservation des espaces naturels. Il faut donc encourager les gens à s’informer, mais aussi à sortir, à randonner, à grimper, à skier, bref: à découvrir cette nature qu’il faut préserver. 

Impossible de vouloir protéger ce que l’on ne connaît pas. 

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