Mots par Juliette Becquet, traduits par Stéphanie Major
Crédit photo: Huw James
Ces géants qui disparaissent
En collaboration avec POW Europe et icebreaker, Juliette travaille actuellement sur le projet Glacier footprints. Nous nous sommes entretenus avec elle pour en apprendre davantage sur les conséquences de la fonte des glaciers sur la communauté du plein air, la biodiversité mondiale et les ressources en eau.
En quoi les glaciers sont-ils essentiels à la biodiversité locale et globale?
Mes recherches portent principalement sur les rivières de montagne des Alpes françaises, qu’elles soient alimentées en eau de fonte glaciaire, par la fonte des neiges, la pluie ou par les eaux souterraines. J’ai étudié de nombreuses rivières alpines très différentes les unes des autres, et je suis toujours surprise de trouver des insectes aquatiques, même tout près des glaciers, dans les rivières aux eaux très froides, turbides et agitées. Plus précisément appelés macroinvertébrés, ces organismes représentent la macrofaune dominante des rivières alpines, puisque le poisson se fait rare à mesure que l’on grimpe en altitude. Ils constituent la clé de voûte du fonctionnement des rivières en étant la base du régime alimentaire des poissons (lorsqu’il y en a), de certains oiseaux et amphibiens, mais aussi en se nourrissant d’algues et de matière organique en suspension. Les glaciers ont beau être un environnement hostile, il y a des organismes bien adaptés qui ont justement besoin de ces conditions extrêmes pour survivre et se reproduire. Un autre bon exemple est cette fameuse algue microscopique rouge qui se développe sur la neige, que l’on appelle parfois le « sang des glaciers ».
Les glaciers sont donc essentiels à la biodiversité locale. Ils sont toutefois aussi essentiels des kilomètres plus loin puisqu’ils alimentent à l’aval tout un réseau hydrographique, qui conflue en fleuve, pour finalement rejoindre la mer ou l’océan. Sur son parcours, le fleuve sert de garde-manger, d’habitat ou simplement de ressource en eau à des milliers d’espèces aquatiques (insectes, poissons, algues, etc.) et terrestres (insectes, amphibiens, oiseaux, mammifères, végétaux, etc.). En transportant des sédiments et de la matière organique jusqu’à son embouchure, le fleuve d’origine glaciaire peut même influencer les phytoplanctons et les zooplanctons des mers et des océans, avec des conséquences potentielles sur l’ensemble de la chaîne alimentaire marine. Malgré tout, c’est difficile pour le grand public d’imaginer à quel point les glaciers sont indispensables à la vie, incluant la vie des humains. Voilà pourquoi nous avons commencé le projet Glacier footprints, en collaboration avec l’OBNL Protect our Winters Europe (POW) et la marque icebreaker. Grâce à un Livre blanc et à son film intitulé Downstream, le projet vise à sensibiliser le public et la communauté du plein air aux conséquences du retrait glaciaire et du réchauffement climatique sur les rivières alimentées par les glaciers, les ressources en eau, les activités humaines et la biodiversité. Pour en apprendre davantage, nous avons interviewé des scientifiques, athlètes, agriculteurs, des pêcheurs et d’autres encore.
Quelles espèces animales et végétales sont menacées par la fonte des glaciers?
Le changement climatique anthropique auquel nous sommes confrontés est accentué dans les environnements alpins, surtout en été. L’augmentation des températures de l’air modifie le type de précipitations reçues (plus de pluie, moins de neige) et entraîne ainsi une diminution de l’enneigement et le recul des glaciers. Même si le phénomène est observé depuis la fin du petit âge glaciaire (milieu du 19e siècle), le recul des glaciers a connu une accélération importante dans les cinquante dernières années. À l'échelle mondiale, les glaciers devraient perdre entre 20 % et 52 % de leur masse d'ici à 2100 par rapport à 2015, selon les scénarios d'évolution des températures.
Souvent considérés comme des châteaux d'eau, les glaciers jouent un rôle crucial dans le cycle de l'eau en fournissant de l'eau au moment où nous en avons le plus besoin : la saison sèche estivale (pour les zones climatiques tempérées et continentales). Leur disparition a donc des conséquences majeures sur les ressources en eau et tout ce qui se trouve en aval. Même s’il entraîne au départ une augmentation des eaux de fonte, le rétrécissement des glaciers cause ensuite une réduction significative du ruissellement, ce qui se traduit par des changements majeurs dans le débit des rivières qu'ils alimentent. Celles-ci deviennent davantage dépendantes des précipitations, et donc moins prévisibles.
Ces altérations hydrologiques modifient les conditions hydrauliques, la morphologie et les conditions physico-chimiques des rivières, ainsi que le transport des sédiments. À leur tour, ces modifications induisent des changements dans la biodiversité aquatique. Bien sûr, c’est du cas par cas, mais en général, la diminution des débits est associée à une diminution de la vitesse d'écoulement et à une augmentation de la température de l'eau, ce qui défavorise les espèces rhéophiles (celles qui ont besoin d'eaux à écoulement rapide) et les espèces adaptées au froid. C’est vrai aussi bien à proximité des glaciers (par exemple, les macroinvertébrés) que plus à l'aval (par exemple, le saumon). Les perdants du retrait des glaciers sont des espèces uniquement adaptées aux conditions glaciaires, tandis que les gagnants sont des espèces généralistes qui colonisent depuis l'aval. Bien que la diminution de l'influence des glaciers favorise généralement des communautés aquatiques locales plus abondantes et plus diversifiées, l'arrivée de nouvelles espèces accroît la concurrence avec les espèces alpines, leur imposant ainsi une contrainte supplémentaire. En outre, la perte de l'apport d'eau de fonte glaciaire dans les cours d'eau alpins homogénéise les conditions environnementales entre les rivières à l'échelle du bassin versant, ce qui réduit la diversité globale.
Les infrastructures sur les rivières, telles que les barrages, peuvent également accentuer les effets du changement climatique. Pour le film Downstream, réalisé par Huw James et produit par Dan Yates, nous avons voyagé le long de l'affluent principal Columbia, le fleuve Snake, qui prend sa source dans le parc national de Yellowstone, aux États-Unis, et s'écoule sur 1 700 km avant de rejoindre l'océan Pacifique. À mi-parcours, nous avons rencontré Stephen Pfeiffer, responsable des poissons sauvages et de l'hydroélectricité à Idaho River United, une OBNL qui vise à protéger et à restaurer les rivières et les espèces aquatiques dans l'Idaho. Il nous a expliqué que dans le cours inférieur des fleuves Snake et Columbia, la présence de barrages entraîne une augmentation de la température de l'eau, en particulier en été, en raison de la stagnation de l'eau dans les réservoirs. En conséquence, toutes les populations de saumons et de truites arc-en-ciel sont en déclin et répertoriées comme menacées ou en voie de disparition.
Comment la fonte des glaciers et des calottes polaires peut-elle perturber la vie quotidienne des populations à travers le monde?
Les glaciers couvrent environ 10 % des terres émergées de la planète : 9,5 % sont représentés par les calottes glaciaires et 0,5 % par les glaciers de montagne. Tous reculent rapidement et nombre d'entre eux disparaîtront dans les décennies à venir. Le recul des glaciers est un phénomène mondial qui menace la biodiversité et les ressources en eau de centaines de millions de personnes, principalement dans les pays en développement. Dans le contexte actuel du changement climatique, environ 24 % de la population mondiale située dans les plaines dépendra de façon critique de l'approvisionnement en eau des régions montagneuses d'ici 2050, contre 7 % en 1960.
Les glaciers stockent environ 75 % des réserves mondiales d’eau douce. Le changement climatique entraîne également une augmentation des pressions anthropiques sur les rivières, avec une augmentation de la demande en eau pour l’agriculture, l’eau potable, le refroidissement des centrales nucléaires, etc. Pour le film Downstream, nous avons voyagé le long du fleuve Rhône qui commence au glacier du Rhône en Suisse et se termine en Camargue, en France, au bord de la Méditerranée. À 800 km en aval du glacier, nous avons rencontré des producteurs de riz camarguais, Bernard Poujol et Philippe Dupuy, qui nous ont expliqué comment les changements de débit du Rhône, combinés à l'élévation du niveau de la mer, ont des effets sur la biodiversité et la morphologie du fleuve, et contribuent à la salinisation des sols. Les pratiques agricoles, surtout les techniques d'irrigation, doivent être adaptées.
Quel(s) glacier(s) avez-vous le plus étudié(s)?
Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressée aux glaciers des Alpes françaises, qui reculent particulièrement vite : leur superficie a diminué de 24 % entre 2003 et 2015. J’ai notamment étudié le recul du glacier de Saint-Sorlin afin de mieux comprendre les effets sur la biodiversité : sa superficie a diminué de 42 % entre 1952 et 2015, et les glaciologues estiment qu'elle diminuera encore de 50 % d'ici 2035.
Plus près de chez moi, dans le bassin versant de l'Arve, en aval du massif du Mont-Blanc (le plus haut sommet d'Europe), la superficie des glaciers pourrait diminuer jusqu'à 44 % d'ici la fin du siècle, entraînant une réduction de 40 % du débit estival de l'Arve, affluent majeur du Rhône. Je pense que l'un des exemples les plus frappants est celui du glacier de la Mer de Glace, dont la configuration morainique et l'attrait sportif rendent le recul particulièrement visible. La région est si populaire auprès des touristes, et si connue pour montrer les effets du changement climatique, qu'une télécabine a été construite pour descendre au pied du glacier, qui ne cesse de reculer d’année en année.
Comment la communauté du plein air est-elle touchée par le recul des glaciers?
La fonte des glaciers et du pergélisol a des conséquences majeures sur les activités de plein air et sur nos comportements en montagne, notamment parce qu’elle augmente l’instabilité du terrain et les mouvements de masse (par exemple, chutes de pierres, avalanches). Il faut adapter nos pratiques, nos routes et nos horaires de passage, par exemple.
Dans la plupart des régions du monde, le nombre de jours disponibles pour le ski d'été sur glacier diminue, ce qui oblige les équipes et les clubs de ski à voyager plus loin pour profiter des meilleures conditions possibles. Je suis monitrice de ski, j’ai baigné toute ma vie dans cet univers, et j’ai remarqué une grande différence au cours des vingt dernières années. Même si on parle ici davantage de neige que de glaciers (quoique les manteaux neigeux représentent un important stockage d'eau et sont directement associés aux glaciers), les choses changent dans la station de ski où j'ai enseigné pendant plus de dix ans. Les pistes de basse altitude doivent fermer de plus en plus souvent, et les faibles quantités de neige rendent les pentes plus abruptes et plus difficiles. Pour l'instant, la principale réponse à ces changements est l'intensification de la production de neige artificielle et l'optimisation du damage (qui a également un effet sur le cycle de l'eau). Cependant, ces solutions ne sont pas viables à long terme et nous devrons faire preuve d'inventivité pour concevoir les montagnes de demain - afin de satisfaire à la fois les besoins de l'écosystème et ceux de l'homme. En tant que passionnée de montagne, je comprends que ces changements peuvent faire peur car ils touchent à notre identité. Mais je pense qu'il faut saisir l’occasion d'inventer quelque chose de nouveau, et plus tôt nous le ferons, plus ce sera facile.
Il est évident qu’il faut continuer de miser sur les ressources durables plutôt que les combustibles fossiles. Quelles autres solutions les scientifiques envisagent-ils? Les glaciers sont en train de disparaître sous nos yeux. Comment espérer les préserver?
Les connaissances les plus avancées sur le changement climatique sont contenues dans le rapport du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), accessible à tout le monde en ligne. Il s'agit d'un travail scientifique colossal et rigoureux, rédigé et révisé par des milliers de scientifiques, dans lequel presque tous les pays du monde sont représentés. Le sixième rapport d'évaluation du GIEC se compose de trois sections, l'une sur les fondements scientifiques du changement climatique, l'autre sur les incidences et la dernière sur les mesures d'atténuation, chacune comptant entre 2 000 et 3 000 pages. Il existe des résumés de quelques dizaines de pages seulement, et un grand nombre d'organisations (comme POW) font un travail remarquable de synthèse de ces informations.
Si je mentionne cela, c'est pour montrer qu'il y a quelque chose de génial avec le changement climatique : nous savons exactement ce qu'il est, d'où il vient, quelles sont ses conséquences et quelles sont les solutions. Et l'autre bonne nouvelle, c'est que cela ne nécessite pas de grandes percées scientifiques : même si les technologies peuvent nous aider à nous adapter, le moyen le plus rapide et le plus simple d'atténuer le changement climatique et le recul des glaciers est de changer nos modes de vie, en réduisant de manière significative notre consommation de matières et d'énergie, notamment la viande et les transports basés sur les énergies fossiles, en combinaison avec des décisions politiques fortes et un engagement du monde économique.
Je suis optimiste quand je vois des organisations comme POW qui plaident pour de meilleures mesures en faveur du climat, et des entreprises comme icebreaker qui recherchent des solutions durables. Je suis également inspirée par le dynamisme et la détermination des jeunes dans le mouvement climatique et par leur volonté de créer un monde meilleur que celui qui leur a été légué.