Rencontre au sommet : À 5000 m sur l’Aconcagua
Rencontre au sommet : À 5000 m sur l’Aconcagua
Mots par Stéphanie Major et William Wachter
Rencontre au sommet : À 5000 m sur l’Aconcagua
On avance comme des tortues au milieu des pics acérés et des vents terribles, nos pas lourds et réguliers. Lever les yeux pour admirer la beauté qui nous entoure est trop difficile tant on est épuisés. Émile a encore mal à la tête; il est vraiment mal en point. Alexe et moi avons peur qu’il fasse un œdème, mais Gaby le surveille. Elle lui pose des questions et s’assure qu’il reste cohérent dans ses réponses.
On est en janvier 2024. Je me trouve dans la province de Mendoza, en Argentine. Et je suis en train de vivre l’expérience d’une vie sur la plus haute montagne des Amériques.
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Je suis ici pour rencontrer Emma Deguara, coureuse de course sur sentier et athlète avec The North Face. Sa passion l’a menée à l’UTHC, au Mont-Blanc, et maintenant sur l’Aconcagua. L’objectif, cette fois-ci, est de réaliser ce qu’on appelle un single push, c’est-à-dire de gravir la montagne du camp de base jusqu’au sommet directement, sans dormir dans l’un des camps intermédiaires. Normalement, on met environ cinq jours à atteindre le sommet, lorsqu’on s’arrête pour se reposer dans les camps. Notre équipe est composée de Gaby, notre énergique guide de randonnée, Alexandra de The North Face, Émile à la vidéo, et moi à la photo.
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CONFLUENCIA
Nos sacs et notre équipement bien rangés dans la camionnette, nous roulons présentement vers l’entrée du parc provincial de l'Aconcagua. La première étape consiste à marcher huit kilomètres pour atteindre la première escale à Confluencia (3300 mètres de haut) et nous reposer quelques jours pour permettre à notre corps de s’acclimater à l’altitude. Ensuite, c’est direction le camp de base, à 32 kilomètres de là, pour enfin s’attaquer à la plus haute montagne des Andes.
La marche commence à travers une vallée aride. Il n’y a presque personne. La poussière recouvre bientôt la semelle de mes bottes et mes lèvres sont gercées par l’air froid et sec de la toundra. Pour éviter les coups de soleil, j’ai enfilé des lunettes polarisées, un cache-cou, plusieurs couches de vêtements et une casquette. Des petites fleurs émergent ça et là, se frayant un chemin à travers le terrain accidenté.
À date, le moral est bon. Le rythme de marche est régulier lorsqu’on arrive à Confluencia. J’ai beau avoir hâte d’apercevoir l’Aconcagua demain, je reste un peu inquiet face à toute cette montée.
PLAZA FRANCIA
Le lendemain, nous nous rendons tous à Plaza Francia, un impressionnant point de vue sur la face sud de la montagne.
Après avoir mangé au pied du « Coloso », comme l’appelle les gens du pays, nous croisons un groupe qui revient du camp de base. Emma reconnaît une femme qu’elle a rencontrée la semaine précédente. La femme nous explique qu’elle a tenté d’atteindre le sommet mais qu’elle a été forcée de rebrousser chemin puisqu’elle commençait à perdre la vue - un signe d’hypoxie (manque d’oxygène) ou d'œdème cérébral. Elle voulait absolument continuer, nous dit-elle, mais son guide l’en a empêché. Au moment de nous raconter cette histoire, sa vision est encore trouble d’un œil.
C’est là que j’ai compris à quel point ce qu’on faisait pouvait se révéler dangereux.
PLAZA DE MULAS
C’est le moment de s’arrêter à la tente médicale. On vérifie notre pression artérielle, nos niveaux d’oxygène et notre rythme cardiaque avant de grimper à 4200 mètres. S’hydrater est crucial - 5 litres d’eau par jour aident à prévenir le mal des montagnes, qui peut causer de la fatigue, des maux de tête et de l'essoufflement au-delà de 2500 mètres. Sous des vents allant jusqu’à 100 km/h et des températures oscillant entre 20°C à -15°C, il faut être bien préparé. En cas de symptômes graves, il est fortement recommandé de prendre des médicaments.
Emma a beau avoir commencé son processus d’acclimatation une semaine auparavant, son corps a encore du mal à s’adapter à l’altitude. Son retour au camp de base, là où tout a commencé, ramène des souvenirs de la semaine dernière. Elle veut quand même poursuivre son single push - maintenant avec une meilleure appréciation des conditions.
9 heures et 22 kilomètres plus tard, Plaza de Mulas - le camp de base de l’Aconcagua - se dévoile devant nos yeux. J’ai l’impression d’avoir été catapulté sur la lune; le terrain est rocailleux et une simple marche vers les toilettes me donne la sensation d’avoir sprinté. Autour de nous se trouvent des petits dômes colorés, construits par des randonneurs du monde entier.
Alors que l’on s’installe, un « holà! » retentissant nous fait sursauter. C’est Pana, le porteur de la compagnie Grajales, l’une des nombreuses agences d’expédition au camp de base - et qui sera également le pacer d’Emma lors de son ascension. Emma et lui ont déjà tissé des liens très étroits lors de sa première acclimatation. Pendant que nous discutons des prochains jours, Pana nous fait part d’une nouvelle troublante : quelques jours plus tôt, quelqu’un est décédé sur le sentier. Il nous assure cependant que la personne n’était pas correctement formée ni accompagnée d’un guide.
La nouvelle nous choque, surtout Emma. Elle est épuisée d’avoir à sans cesse imaginer le pire des scénarios. Franchement, on connaît les dangers du métier, mais on ne sait jamais véritablement à quoi s’attendre une fois sur le terrain. On choisit pourtant de voir le positif : nous sommes bien équipés et guidés par un expert qui connaît intimement la région.
Bien sûr, être bien équipé ne se limite pas à l'ascension, il s'agit aussi de passer la nuit. Dormir à 4200 m d'altitude? Pas génial. Je me réveille aux quinze minutes pour changer de côté en essayant vainement de rester stable sur deux matelas gonflables alors que le vent fait trembler la tente. Il fait -15°C, mais mon sac de couchage va jusqu’à -30°C et me permet de rester au chaud… jusqu’à ce que j’ai envie de faire pipi après avoir bu 5 litres d’eau aujourd’hui. Il n'est pas question de sortir, alors je me contorsionne pour utiliser une bouteille dans une tente minuscule d'un mètre de haut, avec mon voisin qui ronfle à côté. Ajoutez à cela les maux de tête dus à l'altitude et vous obtenez une expérience unique en son genre!
S’ENTRAÎNER DANS LES ANDES
Pour compléter notre acclimatation, nous montons progressivement au camp 1 (Plaza Canada) à 5 050 m et au camp 2 (Nido de Condores) à 5 500 m. Emma et Pana nous rejoindront au Nido depuis le camp de base - son dernier effort d'entraînement avant le sommet.
Après deux nuits sans sommeil, 1500 mètres de grimpés et d’innombrables litres d’eau consommés, nous atteignons enfin Nido. Emma et Pana montent d’un pas régulier depuis le camp de base, équipés d’une GoPro et d’une radio pour nous tenir informés. L’altitude commence à faire des ravages et j’ai le sentiment d’avoir atteint mes limites. Créer du contenu dans ces conditions n’est pas chose facile; chaque décision - ce qu’il faut capturer, comment le cadrer, comment gérer mon équipement - exige un effort constant.
Message radio. C’est Pana qui nous avertit qu’ils sont sur le point de nous rejoindre au camp 2. Émile et moi installons nos caméras, mais Emma ne va pas bien à l’arrivée. Elle est secouée de frissons et se sent très faible. On s’empresse de l’emmener sous un dôme afin de l’envelopper dans des couvertures, de lui donner un peu de nourriture et de prendre ses signes vitaux. Sa VO2 est basse, elle a besoin de récupérer. L’entraînement d’aujourd’hui doit s’arrêter et nous devrons retourner au camp de base, à Plaza de Mulas.
L’ULTIME ASCENSION
Jour de repos forcé pour Emma, qui réfléchit à l’énormité de ce qui l’attend. Je sens son incertitude, mais elle refuse de reculer. Pour la première fois, le doute s’installe, non seulement pour elle, mais pour nous tous.
Un nouvel objectif est lancé : le 8 janvier, Emma ira le plus loin possible à partir du camp de base. Plus de single push. C’est dommage, mais c’était la décision à prendre. Nous partons la veille pour filmer son ascension depuis le camp 2, et Émile reste sur place afin de suivre Emma et Pana avec son drône.
Il est 3 h du matin. Emma quitte le camp de base. À 4 h 30, elle s’arrête au camp 1. À 6 h, Pana nous appelle à la radio pour nous dire qu’ils sont en train de grimper vers le camp 2. Quelques minutes plus tard, il rappelle : Emma ne peut déjà plus continuer. Ils doivent redescendre au camp de base.
UN PAYSAGE DÉSOLÉ
Au camp de base, on retrouve Emma assise sous un dôme. Elle est déçue, épuisée mais aussi soulagée. C’est un moment assez émotif. Son corps ne lui a pas permis d’atteindre son objectif, mais écouter les signes avant qu’il ne soit trop tard était la chose à faire.
L’Aconcagua n’a pas cédé, mais le parcours d’Emma est loin d’être terminé. Les montagnes ne mesurent pas le succès uniquement à l’aune des tentatives d’ascension, mais aussi aux leçons qu'elles inculquent à ceux qui osent les gravir. L’air raréfié, les poumons qui brûlent, la douleur constante, l’épuisement - ce ne sont pas des signes d’échec, mais plutôt d’un corps poussé dans ses derniers retranchements. Et d’un esprit qui sait l’écouter.
Nous redescendons. Le sommet reste inchangé, indifférent devant nos efforts. Mais Emma n’est plus la même. Malgré la déception, elle repart avec quelque chose de bien plus grand : la tranquille certitude que parfois, faire demi-tour est le choix le plus courageux que l’on puisse faire.
Regarder Emma grimper avec un acharnement aussi évident m’inspire pour mes propres projets. Elle reviendra sans doute - et nous aussi.